En Angola, les kleptocrates vivent une vie de faste au crédit de l’État. Quand la pandémie de COVID-19 a frappé, les coffres étaient vides. Même si les voitures luxueuses continuaient de rentrer au port, l’État a lancé un appel à contribution pour nourrir les plus pauvres. Jorge a dû conduire son camion au travers des méandres administratifs laissés par cette grande désorganisation.
Le décret présidentiel no. 81/20 n’est qu’un document bureaucratique, mais son impact sur les Angolais a été dramatique, alors qu’ils se sont vu imposer un état d’urgence et un édicte de « calamité publique » débutant le 27 mars 2020. Le dernier de multiples renouvellements du décret repousse son expiration à juillet 2021, confirmant les restrictions de déplacement, le couvre-feu et autres entraves aux activités quotidiennes. Les services gouvernementaux, les forces de sécurités, les citoyens, les commerces, les artistes, les compagnies de construction, l’éducation, tous ont été affectés.
Jorge est un camionneur: il doit se déplacer à travers le pays pour gagner sa vie. C’est son épouse qui lui a annoncé l’état d’urgence annoncé à la télévision. Jorge revient de Saurimo, dans la province de Lunda Sul, avec une cargaison qui se périmera. Comme plusieurs, il a entendu parlé du premier vol en provenance du Portugal emmenant les premiers cas de COVID-19 en Angola. Mais ça lui semblait si distant de la réalité des routes angolaises.
Les nouvelles restrictions de voyage et les règles de quarantaines ont été le premier signe de la nouvelle réalité : la route était bloquée par les voitures immobilisées, alors que les véhicules sécuritaires s’assuraient que personne ne bouge. Les militaires et les forces policières spéciales patrouillaient dans différents quartiers : Hoje-Ya-Henda, Futungo, Cassenda, Talatona et dans certains quartiers de la cité de Kilamba. Pour Jorge, ces restrictions voulaient qu’il ne pouvait pas nourrir sa famille : il devait donc trouver une façon de sortir.
Le pétrole aurait pu permettre à l’Angola d’avoir une réponse solide à la pandémie, alors que les fonds coulaient à flot dans les coffres de l’État. Avec un PIB par habitant de 3,104 USD, le pays se classe parmi les plus riches d’Afrique, entre le Maroc et l’Égypte. Mais comment ses voisins, une clique de kleptocrates s’est approprié toutes les recettes pétrolières pour leur propre profit, gardant la main sur la population au nom du patriotisme et du nationalisme. Ainsi, l’Angola se retrouve au bas de l’échelle des indicateurs humains, au 158e rang.
En 2017, le Présisdent João Lourenço a remplacé José Eduardo dos Santos, au pouvoir depuis 25 ans. Ce changement fût avant tout esthétique, alors que la même élite gardait la main sur le business. Cette succession devait se passer en douce, mais les querelles entre anciens amis ont vite permis aux Angolais-e-s de découvrir les énormes sommes volées par le régime.
On pourrait tout de même y voir des signes positifs. L’ancien ministre des Transports Augusto Tomás est devenu le premier ministre en fonction mis en accusation. Il a été condamné à 14 ans de prisons pour malversations, blanchiment d’argent et complot dans le dossier du Conseil national des expéditeurs (CNC) qui aurait fraudé l’État angolais de plus d’un milliard de Kwanzas (environ 1,53 millions USD).
Un second scandale de corruption a rapidement suivi, impliquant la société GRECIMA et l’ancien PDG de la radio nationale angolaise et ex-premier ministre Manuel Rebelais. Il a été condamné à 14 ans de prison pour avoir volé plus de 22,9 milliards de Kwanzas (environ 32 millions USD).
Un troisième scandale implique Filomeno dos Santos, fils du président sortant José Eduardo dos Santos et président du fond souverain de l’Angola, Jean-Claude Bastos de Morais, son ami suisso-angolais, et Walter Filipe, gouverneur de la Banque nationale d’Angola. Alors que l’État prétend avoir récupérer une partie des 500 millions USD volés, alors que les trois principaux responsables ont été condamnés à 5 ans de prison.
Un autre cas est encore plus choquant : celui du président du conseil de direction de la Sonangol, ancien vice-président et député, Manuel Vicente. Plusieurs enquêtes pour corruption l’impliquent, notamment l’Opération FIZZ. Ayant une immunité parlementaire pour encore 5 ans, les ONGs s’inquiètent que jamais ces enquêtes n’aboutissent devant la justice. Vicente a d’importantes connexions avec le Fond International de Chine (FIC), une compagnie chinoise aux multiples intérêts en Angola et accusé d’avoir fraudé l’État de plusieurs millions. Le parlementaire est aussi un des Angolais les plus riches, dépassant Isabel dos Santos et de multiples milliardaires. Il a récemment acheté un palais à 16 millions USD à Dubai.
Cette liste pourrait continuer infiment. Isabel dos Santos, la fille aînée de l’ancien président et ex-PDG de la Sonangol, aurait transféré près de 100 millions USD dans son compte de Dubai le jour où son père a quitté le pouvoir. L’ancien ministre d’État et chef de cabinet du président Edeltrudes Costa est impliqué dans un scandale de plusieurs millions de dollars.
La corruption ronge tous les niveaux de l’État. Un audit sur l’administration de 12 ambassades a révélé que les employés affectés à la République démocratique du Cogno ont volé près de 400,000 USD. Operation “Caranguejo” a permis de démanteler un réseau de corruption impliquant des officiers dans de multiples fraudes de plusieurs millions de dollars.
Domingos Jerónimo, president du fond de sécurité de la police nationale est accusé d’abus de confiance alors qu’aucun registre des dépenses et des revenus n’a été produit sous son leadership, entraînant une dette d’un million de USD pour le fond.
Tous ces cas pourraient donner l’impression que quelqu’un fait du ménage. Mais non : la plupart des accusés font face à la justice dans une tentative par le président actuel Lorenço d’instrumentaliser la lutte contre la corruption pour consolider son pouvoir. Pendant ce temps, les Angolais-e-s regardent la telenovelas, attendant toujours que l’État leur offre des services.
Jorge Mayala, au volant de son camion, aperçoit les conséquences de la kleptocratie au travers de son rétroviseur : des énormes nids-de-poule, pas d’aires de repos, absence de ponts et de signalisations, pas de postes de santé dans les villages.
Le décret présidentiel, en théorie pour l’aider, n’est qu’une couche de plus, ajoutant trois jours de cauchemars.
JOUR 1
L’annonce du décret a été un soulagement de courte durée pour Jorge. Il quitta sa maison à Viana à 5 :45, traversant Capalanga, un quartier sensible et dangereux la nuit. Lorsqu’il arriva à 7 :45 à Luanda, il comprit que c’était trop tard : d’autres transporteurs ont passé la nuit au poste de santé et, pour le moment, rien ne s’y passait. Quelques heures plus tard, il y aura moins de personnes testées que de doigts sur ses mains. Le site est surchargé de camionneurs non masqués et la distanciation sociale y est impossible. En parallèle, les camionneurs bien connectés auprès des kleptocrates, à l’aide d’une note ou d’un appel bien placé, se feront testé sans attente, passant devant les autres qui attendent patiemment. La corruption a déjà pris le contrôle.
JOUR 2
Jorge et son apprenti Kinito n’ont pas dormi de la nuit, tentant de rejoindre le site de dépistage pour 3 :30, 4 :30 tout au plus. Une fois leur place confirmée, ils réussissent à rentrer dans la cour. Mais, déjà, la cour déborde. Les gardiens de sécurité n’hésitent pas à insulter ceux qui attendent. Et, malgré le décret sur la gratuité, les travailleurs de la santé exigent un paiement.
Jorge se retrouve parmi un groupe de camionneurs mécontents de la situation et des injustices dont ils sont témoins. Rapidement, des policiers les arrêtent et les accusent de semer la pagaille. Les autorités les accusent de recevoir des fonds de groupes d’intérêts pour fomenter une émeute et salir la réputation du processus qui se déroule très bien, selon les sources officielles.
Le camionneur n’a pas eu la pire des journées. Un collègue qui, lui aussi, avait tenté le jour précédent de se faire tester, a été tué à la pénombre sur le chemin de la maison. Le prix de sa vie : un portable et une petite somme d’argent. Ce n’est peut-être que de la malchance, mais l’absence d’éclairage public et de policiers ont aussi une part de responsabilité.
JOUR 3
À ce moment, Jorge voit son gagne-pain menacé par la corruption, les malversations et l’absence de services, bien loin des résidences de luxe des kleptocrates. Les camionneurs doivent payer entre 10 et 15000 Kwanzas (environ entre 15 et 23 USD) par test, alors que se développe un marché noir du test falsifié. Au centre de dépistage, un collègue s’y rend pour un troisième jour, pleurant lorsqu’il réalise qu’il ne réussira pas à obtenir le précieux test, et que les biens périssables de son camion pourriront. Entre temps, les convois des kleptocrates circulent librement.
Quelques jours plus tard…
Le gouvernement et la police nationale ont été clair : le décret présidentiel sera scrupuleusement appliqué, même si la pandémie reste invisible aux yeux des Angolais-e-s. Ils peuvent qualifier Jorge de hooligan pour demander de meilleurs services, mais le camionneur ne le voit pas ainsi.
Jorge conduit des camions depuis 30 ans, continuant les livraisons même durant les périodes les plus violentes de la guerre civile. Une main au volant, le pied sur l’accélérateur, il doit maintenant rattraper le temps perdu à faire le test et livrer la marchandise dans l’enclave de Cabinda. Il doit rejoindre Catete/Lunda Sul, en traversant Kwanza-Norte et Malanje, monter vers Saurimo et livrer la marchandise à Cabinda, traversant la frontière de la République démocratique du Cong à Luvu. Plusieurs histoires lui viennent en tête, celles de ses amis Zé Toy ou Carlitos Puma. Mais aussi Ndala Minguês, qui sera tué par les forces de sécurité pour ne pas porter un masque. Et surtout son cousin Bento Minguês, désormais officier supérieur et qui mène une vie bien confortable, rompant les liens avec ces anciens camarade révolutionnaires
« Aujourd’hui, la guerre est différente », dit-il à son apprenti. Elle est invisible, certains gagnent et beaucoup perdent. Il regarde son assistant. « Hé Kinito, est-ce que cette maladie existe vraiment où ils se jouent de nous? Je sais que la COVID a pris la vie de mon ami Cachinguenje. Je n’ai même pas eu le temps de lui dire au revoir. » Jorge se sent coupable de n’avoir pas emmené son ami à la maison pour en prendre soin. Le copain est mort ignoré pendant quatre heures dans un corridor d’hôpital. « C’est révoltant! »
Il sait très bien que l’absence de soin est critique en Angola. Il connaît une fillette décédée trois jours plus tôt d’un mal de ventre après qu’une infirmière lui ai administré le mauvais traitement. Les citoyens sont abandonnés alors que les kleptocrates ont carte blanche pour faire ce qu’ils veulent des fonds publics.
Un an plus tard, les camionneurs se sont adaptés, mais les restrictions sont restées. En mai 2021, les routiers doivent toujours se battre aux checkpoints entre les régions, souvent attendant des heures. Ils savent cependant qu’il y a moyen de franchir les contrôle discrètement la nuit, qu’il y a toujours quelqu’un qui acceptera un petit billet pour les laisser passer et que plusieurs policiers qui doivent appliquer les mesures sont laissés pour contre, isolés et sans nourriture.
Mais depuis, le nombre de cas de Covid-19 a explosé, atteignant plus de 300 cas par jour, même si la plupart des cas restent non identifiés. Les camionneurs, qui doivent être testés fréquemment, sont souvent asymptomatiques et doivent faire face à des mesures fluctuantes au gré des autorités qui n’ont jamais émis de consignes claires. Honorato, un autre camionneur, raconte que 12 conducteurs asymptomatiques et testés positives ont été retenus trois jours à un checkpoint sans nourriture, en attente d’un transfert sanitaire. Finalement, ce sera des proches qui viendront. Pire, les patients en attente, lorsqu’il pleut, quitte la tente d’isolement dédiée aux patients de la Covid pour aller rejoindre citoyens et forcent de sécurité sous le porche. De toute façon, il n’y a qu’une seule toilette pour tout le monde.
Jorge est resté inquiet de la situation
« Un traitement particulier devrait être donné aux agriculteurs qui emmènent la nourriture à Luanda : ils ne savent pas lire et la plupart n’accèdent aux infos que par la radio et la télévision, qui informent sur les mesures gouvernementales. Mais je crois qu’il y a toujours un manque d’information dans les régions rurales sur le sujet. »
Sur la route, Jorge continue son chemin. Si parfois il retrouve le sourire, il doit faire face à une nouvelle contrainte lors de ses voyages fréquents pour Cabinda : les Congolais ont arrêté de de reconnaître les tests angolais, demandant 45$ pour un nouveau test, alors qu’ils demandent moins à leurs compatriotes.
Les Angolais-e-s ont été choqué de recevoir un texto : un appel aux dons de leur gouvernement! Après plusieurs enquêtes, les citoyen-ne-s ne savent toujours pas ce que sont devenus les 16 millions de Kwanzas (environ 25,000 USD) récoltés. Sur la télévision publique, le ministre de la Santé a annoncé qu’il a permis de payer pour la logistique, la formation et les infrastructures pour les services. Le Fonds monétaire international a pourtant accordé 4,5 milliards USD à l’Angola, alors que plusieurs millions ont été promis. Les différents organismes d’audit n’ont rendu aucun rapport sur l’utilisation de ces fonds.
Le mode de vie en Angola dépend de sa position dans l’appareil étatique ou de son patronyme. La vie est définie par son statut social, mais aussi par sa richesse. Tous des éléments qu’un camionneur n’a pas et qui le laisse sans protection contre des politiques démagogiques où la majorité se voit délaissée par le gouvernement
La COVID a rajouté une couche de problème sur la peau des Angolais-e-s, employés ou chômeurs. Déjà, ils étaient spoliés alors que l’élite se sert directement dans les coffres des sociétés d’État : 500 millions USD du fond souverain, 15 millions de la CNC, 32 millions USD de Grecima, 130 millions USD de Sonangol. Tout ça pour construire des villas avec l’argent des citoyen-ne-s. Pendant ce temps, les services aux Angolais-e-s souffrent, alors que les tests ne suffisent pas et que les vaccins manquent. On pourrait même utiliser cet argent pour réparer les routes remplis de nid-de-poule et rythmant le quotidien de Jorge. Ou réparer les écoles et ainsi permettre au camionneur de ne pas devoir envoyer ses enfants à l’école privée. Tout l’argent volé aurait aussi permis d’éviter que l’État ne s’endette auprès des institutions internationales et de la Chine. Ou elle aurait pu servir à une véritable campagne de vaccination, alors que, malgré l’absence de vaccins, la désinformation cause des ravages.
En Angola, les kleptocrates continuent de faire la belle vie. Mais c’est Jorge qui paie le prix.